Monologue pour conteuse
Inspiré du « démon de midi » / Anne-Marie Carrière
1
Assez souvent on m’a demandé mon avis
Pour savoir à quel âge de sa terrible vie
Je trouv’ que le maçon est le plus séduisant.
J’ai toujours répondu : mais, quand il a trois ans !
2
Tout maçon dans le temps, on le voit, se dégrade,
Il s’éteint doucement comme à court d’ batterie.
Celui que je préfère n’est pas dans les Hauts grades
Il est sur les colonnes parmi les apprentis.
3
Je ne veux pas, par là, nier que le vieux maître
Qui est mort tant de fois pour tant de fois renaître,
Est fort comme un grand pin sur les cimes, dressé ;
Mais il sent le sapin, ça ne fait pas rêver !
4
Il est vrai qu’à trois ans, le tout jeune apprenti,
à préparer le temple et sortir les décors
De placards renfermés, prend l’odeur du moisi
Et de l’aigre sueur qui imprègne le Nord.
5
Mais il parait si pur et si mal fagoté
Qu’il inspire l’indulgence, malgré ce tablier
Qui le protège certes mais cache en vérité
Ce qui chez le vieux maître ne fait plus fantasmer.
6
Il écoute béat, son regard se faufile
De colonne en colonne comme un parfum subtil.
L’observer m’aide à subir sans acrimonie
La palabre affligeante d’un maître racorni.
7
Je le dis, l’apprenti, lui, il est formidable !
Il rappelle aux anciens ce dont on est capable
Avant que des chicanes ne contrarient la voie
Pourtant toujours si belle autant qu’on s’y tutoie.
8
On le sent éveillé, mais ça c’est la jeunesse !
Sa cervelle n’est pas gagnée par la paresse
Dont l’esprit des vieux maîtres, quand ils jouent aux grands sages,
Met à jour ce que les ans ont fait de ravages.
9
Il se tait car du silence il connaît le prix,
Mais l’on pressent au fond le feu qui le nourrit
Tandis que sous le front du vieux maître on devine
Tout l’appétit gourmand qu’il a pour les frangines.
10
Le frère d’un certain âge, qui flambe et qui pérore
Prétend qu’il a raison, même quand il a tort.
Mais ne l’accablons point car s’il n’a plus ses dents,
À son initiation lui aussi fut craquant.
11
Quand en fin de tenue se vident les colonnes,
Que dans le temple est éteint, qu’il n’y a plus personne,
Je revis dans la nuit qui me tire hors du temps
Le moment de ma vie où j’eus aussi trois ans